Tarte aux pommes

Par
Véronique Grenier
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Avec les p’tits, on va aller aux pommes, dans pas long. Ça va être le fun. Foulards, joues rouges pis toute. Y vont en cueillir, en manger, ne-pas-en-garrocher-j’espère. On va en ramener un peu trop à la maison, fa’que l’idée va me prendre de faire des tartes.

Pâte feuilletée, dessus en quadrillé. La grosse affaire, l’événement d’une journée.

La première batch, je vais la faire version de luxe. Je mets un genre de sucre à crème par-dessus les pommes avant de les recouvrir de bandes de pâtes qui, nécessairement, se déchirent dans le processus du dessus-dessous. L’esthétique de la tarte aux pommes, c’t’une job. Mais comme je me donne, dans la vie, pis que j’aime ça faire cute, je vais serrer la mâchoire, m’appliquer dans mes inspirations-expirations pis tout va bien aller.
Les p’tits vont s’en gosser chacun une, itou. Farine partout, bout de pâte dans yeule avec la grimace de circonstance, mélange pommes sucre sua table. Ça va être collant. Ça va être super. Preuves d’existence à torcher plus tard.

La vie, c’est messy. Aussi bien trouver ça beau.

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On va les mettre au four, les regarder aux deux minutes, attendre le parfait ton de doré. Ça va sentir bon dans l’appartement. Genre qu’on va se dire que la joie doit sentir la tarte aux pommes. On va même y croire et je vais travailler fort pour leur implanter l’idée dans le cerveau. Comme ça, quand ça n’ira pas dans la vie, y pourront toujours mettre de la tarte aux pommes dans le four micro-ondes pis se faire des accroires. Pavlov ta joie, progéniture.

Éventuellement, elles vont finir par être prêtes, les tartes, ce sera une occasion d’énarvement collectif, de bras qui flappetteront dans tous les sens, de « c’est chaud, reculez », « non, mais tassez-vous la face de là », « estiche, me suis brûlée. Oui, « bec » le bobo [c’t’un peu de ta faute] ». Y vont vouloir y goûter tusuite, vont brailler parce qu’y pourront pas. Le regard plat, m’a les envoyer jouer dans le salon.

M’a rester dans cuisine, plantée devant nos tartes. Je vais prendre ma tasse à café pis je vais la serrer un peu fort. Parce que je vais me dire qu’y va falloir que j’y goûte à ma tarte. Que j’en mange une pointe. Aussi petite vais-je me la faire. Va falloir que je la mastique et que je l’avale. Pour être dans le parté avec les p’tits. Une dizaine de morceaux qui ne goûteront pas ce qu’y sentaient. Une dizaine de morceaux que je vais vouloir pousser dans le fond de ma gorge avec un doigt.

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C’est de même à tous les repas. Ou presque. Depuis un an. Je fais du manger, je le fais beau en me disant que la salive va ben finir par erfouler dedans ma yeule. Mais naon. Ça arrive pu.

Un jour de juin, me suis levée pis je n’avais pas faim. Est jamais vraiment revenue. Kekun m’a dit « T’sais, manger c’comme avaler de la vie. ». Ouin. Il est peut-être là, le problème. Derrière mes « Je vais prendre un truc, plus tard », « Maman mange après vous, quand vous êtes couchés », « J’ai mangé plus tôt », c’est peut-être la vie que je fuis. Quand devant mon miroir, je me réjouissais de disparaître, livre par livre. C’était la vie qui s’envolait que je cla-clap-clapais. Pis là, quand j’en prends une ou deux, l’angoisse qui me prend, c’est celle de la vie qui me rentre dedans. Du plus d’espace que nécessairement j’occupe. Ma lourdeur de corps. Rappel de mon être là.

Tu ne penses jamais que manger, acte primaire s’il en est un, figurera, un jour, dans tes objectifs quotidiens et qu’y parvenir trois fois, dans la même journée, te donnera le goût de mettre un collant sul calendrier du bonheur. Non, tu ne penses pas ça.

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L’affaire, c’est que tu veux que tes p’tits, le manger pis la vie, ils aiment ça. Pis tu le sais que si toi, t’es pas dedans, ils ne vont pas y croire non plus. Sont pas caves. Fa’que tu sors des napperons à motifs yeux-qui-saignent-mais-que-les-petits-aiment, des assiettes de grands parce que tu vis dangereusement, des petites fourchettes, des verres, des pailles, du lait, le pot de crème glacée. Tu prends trop de temps pour mettre ça sur la table. Y débarquent dans tes jambes avant que tu aies fini, réclament, crient, se dandinent les petites personnes.

Y’en veulent de la vie, dedans leur bouche. Fa’que tu coupes la tarte. À sent encore le chaud. À s’effouare un peu dans les assiettes comme ton intérieur devant leur face alors qu’y prennent une bouchée avant que tu aies mis la crème à glace sul top de leur pointe. Y ferment les yeux, sourient en se faisant aller les dents, piquent le deuxième morceau avant d’avoir avalé le premier.

De la joie, tu disais. Une empreinte dans leur fond d’être, nécessairement. Pis tu te rappelles de la tarte aux pommes de ta grand-mère, tu faisais la même face quand t’en mangeais. La tienne a du sucre à crème, en plus, dedans. Ta yeule s’humidifie. Té prise par surprise en ta’. Avec le shake un peu dans la main, tu chipotes un petit bout de pomme pis un petit bout de pâte, les p’tits se crissent un peu de toi, y voient pas que t’es mortifiée. C’parfait de même. Tu le mets dans ta bouche pis ça veut le manger. Ça goûte de quoi. Ta gorge ne rapetisse pas. C’est fun. Tu veux même recommencer. Ton corps a des émotions pis tu ne sais pas comment les gérer, mais c’est alright. Tu savoures de quoi. Tu souris, tes p’tits aussi. Pis quand Fille veut absolument que tu goûtes à sa tarte, tu lui sors pas l’habituel « Non, ma chérie, c’est à toi ». Non, tu l’ouvres grand ta yeule, prends le morceau pis, à ton tour, tu fermes les yeux.

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